Écrit par Eddy van leffe, avril 2000.
   John avait un nom et une vie simple, nul n’aurait songé à lui          chercher des poux dans la tête. Il travaillait dans un bureau tout simple          dans une administration non moins simple qui était située dans une rue          normale entre un commerce et un cabinet de médecin. Au loin on pouvait          voir l’église qui jouxtait la mairie.
En rentrant chez lui, il chantait un de ces airs si connus qui parcourent          à longueur de journée les ondes F.M. . Ces mélodies sont si connues qu’il          arrive parfois par coïncidence qu’on soit plusieurs à la fredonner dans          un espace restreint et que les personnes qui murmurent le refrain en question          ne se connaissent pas du tout et ne partagent pas les mêmes origines sociales.          C’est ce qui arriva lorsque John monta dans le bus en direction de sa          vie tranquille.
Il avait clairement l’air dans la tête mais lorsqu’il s’arrêta d’y penser          au détour d’un éternuement quelqu’un siffla le morceau au moment exact          où il avait interrompu son disque mental. Il se retourna vivement étonné          qu’il était de cette coïncidence mais ne vit personne dans la direction          des notes de musiques comme si elles venaient d’une radio. D’ailleurs          à la réflexion maintenant qu’il avait fait volte-face il n’entendait plus          ce sifflement. Il regarda les individus derrière lui et il se détourna          en baissant les yeux de honte : il avait de la morve occasionnée par l’éternuement          qui pendait et ça faisait un contraste avec sa mine curieuse où l’on pouvait          déceler une sourde inquiétude. Bref il avait eu un court instant la tête          d’un espion russe à Berlin-Ouest lorsqu’on vient de prononcer son nom          en pleine rue. Un espion qui a un gros rhume. John s’essuya le nez et          se dit finalement qu’il préférait entendre chanter ou siffler dans son          dos que rire dans son dos.
Mais cela recommença. A l’endroit où cela s’était arrêté du moins c’était          ce que John pensa puisqu’il était incapable d’en déterminer le moment          précis mais cela formait dans son esprit une logique irréfutable. Il regarda          s’il y avait des enceintes qui auraient pu diffuser pareil bruit. Sans          succès. Et le sifflement continuait sans faute et sans fausse note.
Cette fois, il fit mine de se retourner discrètement, ce qui après l’incident          n’était pas gagné. Ils étaient quatre au fond du bus : une mère avec sa          fille qui avait bien du mal à calmer son hilarité face au « monsieur          plein de morve », un homme qui lisait son journal et un jeune noir          mâchant un chewing-gum tout en cherchant dans sa poche arrière de jean          une cigarette un peu moins abîmée que les autres. C’est alors que John          réalisa qu’une fois encore le bruit s’était évanoui pendant qu’il observait          les gens derrière lui. De toute façon, personne ne sifflait à l’arrière          du car.
« On se moque de moi  » pensa John et il se jura de ne plus s’y faire          prendre. Juré. L’agaçante mélodie repris pourtant, toujours aussi juste,          comme imitée par un ordinateur. John frissonna malgré lui à cette idée          : ce n’était pas humain. Il se contraint à regarder par la vitre,          mais il ne remarqua ni les affiches ni les bâtiments ou encore l’endroit          du trajet, tout ce qui occupait son esprit, c’était ce cruel parasite          en forme de chanson. Cela lui taraudait le cerveau. La mère et sa fille          descendirent enfin, et John observa les portes s’ouvrir et se refermer          et cela lui parut un mouvement d’une lenteur infinie. Et le bruit qu’elles          faisaient avait au moins le mérite de couvrir le sifflement moqueur
« Merde » se dit John je ne vais pas me laisser faire par un petit con.          Il se retourna pour faire face à son persécuteur. Le son s’ arrêta comme          les autres fois et il les regarda d’un air de défi, il ne se laisserait          plus intimider par ce genre de plaisanterie gratuite et de mauvais goût.          Le plus vieux des deux avait fini de lire son journal et semblait ne donner          que peu d’attention à John, non, il se contentait de se curer le nez avec          une certaine nonchalance, la mésaventure de John lui ayant sûrement donné          conscience de ses propres embarras nasaux. Le jeune avait entretemps trouvé          une cigarette pas trop esquintée mais avait renoncé à la fumer tout de          suite sous l’œil sévère du type au journal et au nez rempli. Évidemment          aucun d’entre eux n’osait siffler le tube tant qu’il les regardait dans          le blanc des yeux, ils n’auraient pas cette franchise ni ce toupet. Mais          la chanson surgit une fois de plus de derrière lui.
Là, John sentit une panique le saisir à la nuque. Qui pouvait le narguer          comme ça et dans quel but tordu? John se perdait en conjecture et sentait          sa respiration redevenir celle de son adolescence, le moment de sa vie          où il était vulnérable parce qu’il était asthmatique. Il se rappela ces          longues années de faiblesse pendant lesquelles ses camarades s’amusaient          à le pousser à bout rien que pour le voir s’étouffer et devenir tout bleu.          Là il commença à devenir fou et tourna sa tête dans tous les sens afin          de repérer l’individu qui lui en voulait autant, sans jamais le trouver.          Toujours ce sifflement. Au bord de l’apoplexie, John ne parvenait plus          à mettre une idée en place. Tout ce qu’il savait c’était qu’il avait besoin          d’air, d’air et de s’éloigner le plus possible de se véhicule entier qui          semblait se payer sa tête. Les portes de sorties s’ouvrirent de nouveau.          C’était à ses yeux une ouverture symbole de liberté, il s’y engouffra          sans plus réfléchir. L’idée juste de sortir lui paraissait la seule acceptable          sur l’instant.
Dehors, il respira à pleins poumons. L’air froid des mois d’hiver lui          régénéra la poitrine et son souffle reprit son cours habituel. C’est alors          qu’il se repéra, il était à deux arrêts de chez lui : au niveau de l’école          maternelle. Il devait faire le reste de la route à pied, ce n’était pas          trop grave mais la situation ne manquait pas de ridicule. Le rire vint          l’interrompre dans sa pensée comme dans sa marche . C’était un rire bienfaisant,          il guérit instantanément toute la peur qu’il avait ressentit quelques          instants plus tôt. En effet même le ridicule ne l’effrayait plus il était          descendu d’un bus parce qu’il avait entendu quelqu’un siffloter cette          chanson. Cette chanson qu’il entendait de nouveau. Encore.
C’était lui qui la chantait, elle lui était tellement encrée dans la          tête qu’il la fredonnait sans s’en rendre compte. Là encore il pouffa.          Les gens qui le croisaient le regardaient avec surprise et un amusement          à peine déguisé, sauf cette femme semblant sortir d’un catalogue de prêt          à porter. Non, elle ne riait pas, elle lui souriait comme si elle le connaissait          et elle embraya sur ce qu’il avait susurré.
SON sourire lui glaça le sang, il n’avait pas bougé d’un millimètre comme          la mélodie sortait de sa bouche ensorceleuse.
« i was in your arms , thinking I belonged there. . . »
Les sons maudits s’éloignaient et se perdaient dans le brouhaha de la          rue à dix huit heure jusqu’à ne plus qu’être un murmure ou plutôt un sifflement          aigu tel celui des camions de travaux quand ils reculent. Pourquoi cela          le poursuivait ? Pourquoi ?
« the winner takes… » Assez !!!
« Ah bravo, ils avaient gagnés » John reperdait les pédales. D’un geste          brusque il se retourna une fois encore et scruta l’horizon . La jeune          femme avait disparue et personne dans la foule ne semblait faire grand          cas de ce type hagard qui gesticulait. Personne excepté les deux hommes          en noir qui ressemblaient à des agents secrets. Il reprit sa marche à          travers les axes routiers qui le séparaient de la sécurité du doux foyer.          Il marchait, il marchait mais il entendait toujours le texte du hit, il          lui parlait, il lui disait : »Ne m’oublie pas. » Tu ne m’oublieras          jamais, n’est ce pas?
Les lyrics de ce succès le pointaient du doigt et lui disaient encore          que c’était lui le perdant. PERDANT! Perdant, perdant. perdant          …
En même temps les notes assemblées entre elles formaient un carcan qui          emprisonnaient son âme et le conduisaient à la folie lui qui voulait simplement          rentrer chez lui. Il jeta un coup d’œil derrière lui Les deux hommes étaient          encore là. Etait-ce bien les mêmes ? Oui, il en était certain pourtant          ils lui avaient paru plus trapus mais c’était les mêmes, ils le suivaient          et ils le suivraient jusqu’à fin. L’un d’entre eux avait un walk-man et          c’était de là que la ballade se diffusait mais vu la distance qui les          séparait de lui il était impossible pour John de l’entendre . La logique          ne s’appliquait plus dans son cerveau, il accéléra au point de presque          courir. Ah! Il entrait dans la dernière rue et il aperçut sa demeure (comme          elle lui semblait loin! ). Il accéléra encore d’avantage. Toujours cette          maudite musique, ces maudites paroles!
Mais maintenant des jappements se mélangeaient aux notes, des aboiements          se substituaient au texte, mais ils paraissaient avoir le même sens. Sarcastiques          et ignobles. Il se retourna encore et vit!
Il vit deux chiens, deux dobermans dont les yeux, reflets d’un autre          monde, phosphoraient dans la clarté de l’éclairage publique. Leurs souffle          se materialisaient en de nuages au ras du sol. Leurs respirations étaient          bruyantes et ardentes. Ils courraient après John comme après un renard          . L’un des deux chiens avait un walkman.
Alors John courut , il détala en direction de sa maison. il ne comprenait          rien à la situation mais ce n’était pas le moment de réfléchir, il n’était          plus qu’ action, plus que jambes qui se dirigeaient vers le refuge: son          domaine.
Chez lui, il était le maître et il pouvait contrôler les choses.
Il savait qu’il n’avait pas le droit à l’erreur et il s’arrangea pour          sortir ses clés à l’avance. Il défonça le portique mais pris le soin de          le refermer pour retarder au moins une demi-seconde les créatures qui          le rattrapaient, il fit jouer la clé, poussa la porte, rentra, s’y adossa          pour être sûr qu’elle se referme bien. Et c’est seulement lorsque le son          du battant se fit entendre que John s’ autorisa un peu d’optimisme. Les          chiens continuaient leur course comme s’ils poursuivaient une autre victime,          après tout ils y avait pleins d’autre quidams comme lui. Dans la maison          ce n’était que silence.
Le silence.
C’était bon de profiter du silence, rien , rien ne semblait produire          un son dans la pièce. Ainsi que dans les films quand on coupe le son.          Alors les clapotis de la cuisine qu’on prépare se fit percevoir.
« -Chéri c’est toi ? »
-« Oui Mary je suis rentré. »
C’était bon aussi d’entendre la douce voix de Mary, ce ton rassurant          et ces mots attentionnés pour de vrai tranchaient avec les sons électriques          et agressifs qu’il avait entendu pendant tout le trajet. A y repenser          c’était vraiment un truc de dingue, ce qui lui était arrivé Mais il ne          fallait plus y penser, Mary était là pour lui dire à quel point il avait          pu délirer et c’était fini de toute façon. Fini pour de bon.
John remarqua alors un petit paquet sur la table, cela devait être un          cadeau. Il était fin et carré surmonté d’un joli ruban jaune.
_ »Qu’est ce que c’est chérie? c’est pour moi? Il n’y a pourtant rien          de spécial à fêter aujourd’hui! »
-« Depuis une épouse aimante a-t-elle besoin d’une excuse pour offrir          un cadeau à son gentil petit mari? »
-« Heu, oui en effet. Mais qu’est ce que c’est? »
-« Pourquoi ne l’ouvres tu pas? Tu sauras ce que c’est comme ça. En fait          j’avais quelque chose à me faire pardonner, tu sais. »
John ouvrait lentement le paquet et ce faisant sa nuque se mit à le          picoter il n’aimait pas ça.
-« Quoi donc? »
La réponse se perdit dans les limbes de son cerveau, il ne voyait que          l’objet qu’il tenait entre ses mains : un C.D. d’Abba, une compile pleine          de tubes, remplie de rengaines maintes fois ressassées. John était bloqué          sur la plage 2, il ne voyait qu’elle. Et son épouse continuait :
-« Alors ça te plait? Tu aimes ce groupe, non? Tu sais, il ne faut pas          m’en vouloir mais quand j’ ai vu ce malheureux chien abandonné, j’ai craqué.          Bon c’est vrai qu’il m’a suivi pendant mes courses mais je n’ai pas pu          faire autrement. Tu ne m’en veux pas ? »
Mais John ne 1’écoutait plus, il ne pouvait plus. Il n’y arriverait          plus jamais, tout son univers n’était plus que cette chanson en plage          2, cette chanson mêlée de jappements, de jappements d’un autre monde.          Il la regardait à présent et ce qu’il lui restait de conscience lui dit          que sa femme s’était tassée et qu’elle avait un couteau un joli couteau          de cuisine. John sut qu’il ne remporterait pas la victoire, qu’il était          le perdant et il vit le chien.
Ce chien sifflait.
FIN
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