une petite nouvelle illustrée

Comme chaque matin, le rouge-gorge descendit de son arbre et frappa à la fenêtre de celui où Tim s’était taillé une maison. Celui-ci, ayant dansé toute la nuit en compagnie de ses frères lutins, comme à son habitude, ouvrit péniblement les yeux et sourit en voyant apparaître aux carreaux la tête énorme de son ami, qui tentait de son oeil inquisiteur de percer les secrets de la tanière de Tim.
« Maudite tête de piaf ! » grommela-t-il          dans sa barbe de jeune lutin, qu’il avait fort courte. Tout au plus          lui descendait-elle à la ceinture, signe qu’il n’avait pas plus          d’un siècle. En réalité, Tim n’était pas fâché d’être ainsi          réveillé, jour après jour, par son fidèle compagnon. Il sauta hors de          son lit et échangea son bonnet de nuit avec son bonnet de jour. Bien malin          qui aurait pu les distinguer, mais telles étaient les traditions de ces          petits gnômes forestiers. Il ouvrit la porte de son arbre et s’étira          en respirant à fond. Une belle journée en perspective, pensa-t-il. C’est          alors que l’horreur s’abattit d’un coup sur le rouge-gorge.          Celui-ci vint atterrir aux pieds de Tim, le corps ensanglanté, l’oeil          révulsé, et le lutin réalisa soudain qu’il était mort. Tim se tourna          vers la sombre créature qui venait de les agresser.
« Par mes ancêtres, je vais te faire regretter cette          vilenie, engeance de Lucifer, sorcière malfaisante !» s’écria          avec colère la petite créature. Elle entamait à peine une puissante malédiction          apprise auprès d’un des Anciens de son clan, capable de retourner          l’extérieur d’un être dans son dedans, quand la créature fondit          sur elle et la déchiqueta de ses griffes. 

« Il a été tué par un loup, c’est          évident, grommela l’Ancien, ou          par un renard. Sires loup et goupil s’entendent forts bien à piéger          les lutins, car ils ne les aiment guère. »
Pom regardait l’Ancien avec un intérêt peu sincère mais bien simulé.          Il se garda bien de lui faire remarquer que les renards étaient devenus          forts rares en cette contrée. Quant aux loups, il fallait aller les chercher          dans les zoos. Pom savait qu’on ne l’écouterait pas, mais il          risqua malgré tout un avis :
« Mais l’oiseau aussi a été tué, et c’est          le troisième meurtre de lutin cette semaine, alors on peut concevoir que          ce soit un plan dirigé contre nous et … »
« Vraiment ? lui répondit l’Ancien en          se tournant vers lui. Et qui donc, je te prie, voudrait          notre perte au point de nous tuer les uns après les autres en ne laissant          jamais aucun témoin ? Nos clans sont en paix depuis des siècles, et l’homme,          ce singe savant, a oublié jusqu’à notre existence qu’il nomme          des contes de fées. Nous vivons libres et cachés, et ces trois morts ne          sont que coïncidences et malheureux hasards. Maintenant laisse moi seul,          je vais utiliser ma magie pour retrouver le coupable. »
« Plus d’ennemis ? Vous oubliez le Roi Noir          ! »
L’Ancien manquât s’étrangler d’indignation.
« Ne parle pas de ce que tu ignores, misérable !          Il fut, est et restera à jamais prisonnier de la terre sur laquelle nous          marchons. Tu n’étais même pas né quand nous l’avons enfermé          par un antique rituel, afin de protéger le monde de notre souverain devenu          fou. Il ne peut se réveiller, alors que je ne t’entende plus jamais          en parler ! »
Pom se le tint pour dit, ajusta son bonnet et partit en          courant vaquer à d’autres occupations. L’Ancien soupira, tandis          que Pom disparaissait au coin d’un arbre. Oui, il se souvenait fort          bien du Roi Noir, cet être féerique qui avait conçu la folle prétention          de les gouverner tous, lutins, animaux, la nature même ! Mais il savait          aussi que son exil était définitif. L’Ancien ferma les yeux tandis          qu’il recherchait au plus profond de ses souvenirs la formule permettant          d’appeler les féroces prédateurs des bois. Il commença à chanter.

Le premier à répondre à son appel fut le loup. Il arriva l’oeil brillant, la langue pendante d’avoir tant couru, et regarda le vieux et vénérable lutin avec irritation.
« Pourquoi m’avoir dérangé ? commença-t-il.          Je pourrais te croquer d’une bouchée, vieille          branche ! »
« Mais tu ne le feras pas, le menaça l’Ancien,          car tu sais ce que tu risques à menacer un lutin          ! »
Le loup comprit qu’il n’aurait pas le dessus par la force. Puisqu’il          faut ruser, se dit-il, et bien soit ! Rusons donc.
« Que vas tu encore me reprocher, à moi qui vous          ai toujours fait maints manifestations d’amitié. Je ne désire que          vivre en bon terme avec votre peuple et… »
« Assez ! As tu oui ou non tué trois lutins cette semaine ? Réponds la          vérité, sire loup, et je saurais peut être me montrer clément.»
Le loup n’eut pas le temps de répondre : une forme noire venait d’écraser          le vénérable Ancien, qui luttait contre un torrent de crocs et de griffes.          Il s’y noya bientôt, et le loup se retrouva seul avec l’agresseur.
« Désolé de n’avoir pu t’aider,          commença le loup, mais laisse moi réparer cette          erreur en déchiquetant ce corps avec toi, et… »
« Je ne partage pas. Jamais, avec personne. Surtout          pas avec un rêve de vieux lutin, qui déjà s’efface. » lui          répondit, dans cette langue commune aux animaux et aux fées, le sinistre          assassin.  Le monstre commença à se nourrir, tandis          que le loup le couvrait d’injure, le mordait en vain, et constatait          avec tristesse qu’il n’était qu’un mirage issu des rêves          d’un vieux lutin sénile. Il finit par s’effacer tout à fait,          tandis que le tueur regagnait les sous bois.

« C’est assez ! »          cria Pom du champignon où il s’était perché.
La foule des lutins ce soir là ne dansait pas. Ils s’étaient rassemblés          en cercle à la lueur des étoiles et tenaient conseil. L’affaire était          grave : quatre lutins morts, dont un Ancien, et un tueur en vadrouille,          qui pourrait bien être le vieux roi des lutins revenu se venger. Oui,          les lutins en avait assez et étaient décidés à prendre les devants.
« C’est assez ! reprit une nouvelle          fois Pom à l’adresse des Anciens réunis là. C’est          le Roi Noir, c’est évident. Il aura trouvé le moyen de se libérer,          ou bien quelqu’un l’aura fait pour lui. »
La foule murmura. Un traître, parmi eux ? La chose était inconcevable.
« Il existe, poursuivit Pom, qui délirait          presque tant il était excité d’être enfin pris au sérieux par ses          pairs plus âgés, une formule consignée sur les antiques          tablettes du clan, qui contraint tout assassin de lutin à apparaître sur          le champ. Utilisons la et nous serons fixés. »
Les Anciens se regardèrent les uns les autres. Ils se souvenaient bien          de cette formule mais nul ne l’avait plus utilisée depuis des siècles,          la criminalité étant inexistante chez les lutins. Malgré tout il fallait          agir : un jeune lutin se rendit dans la grotte aux ours, que nul ours          ne gardait plus depuis des siècles, et en ramenât les précieuses tablettes          du clan, où était consigné le savoir de leur civilisation. Le doyen des          Ancien prit la tablette, rajusta ses fines lunettes sur son long nez et          commença la lecture, tandis que la tension augmentait chez les lutins,          jeunes et Anciens confondus.
 
Bien que tous s’y soit préparés, l’arrivée du          Roi Noir leur glaça le sang. Vêtu d’un lourd manteau de chasse noir          et coiffé d’une couronne sombre ornée de rubis en guise de bonnet,          il les contemplait avec dédain, un sourire cruel au coin des lèvres. On          sentait toutefois que quelque chose le dérangeait.
« Pourquoi m’avoir libéré par cette incantation,          mille lutins ! Faut-il que vous soyez stupides pour appeler des tueurs          de lutin là où gît le plus grand d’entre eux ! »
C’est alors qu’attiré par la formule arriva le tueur. Les lutins          virent d’abord son pelage lustré briller à la lumière des étoiles,          puis ils distinguèrent sa fine tête triangulaire, son air innocent et          amusé, ses longues et frétillantes moustaches…
« Un chat ! Vous m’avez confondu avec un vulgaire          tueur de rat ! s’offusqua le Roi Noir. Et          bien soit ! Je vais vous faire payer tant de légèreté ! »
Les Anciens foudroyèrent Pom du regard, qui aurait à cet instant souhaité          être en pierre. Puis ils se tournèrent vers le Roi et se mirent à chanter.          Hélas pour eux, l’âge joue des tours. Le Roi Noir, endormi pendant          des siècles, se rappelait les chants de guerre et les malédictions du          clan comme si il les avait chantés hier, ce qui d’une certaine façon          était le cas. Une colère séculaire vaut plus que des trous de mémoire          : les Anciens furent battus. Mais Pom vit son voeu exaucé, il fut changé          en pierre, avec le reste du clan. Le Roi contempla alors son oeuvre.
 
« Vous ne valez pas les alignements de Carnac, c’est          sûr, se moqua-t-il de ses anciens sujets pétrifiés. Il          est regrettable que je n’ai pas eu le temps d’user de ce charme          qui change les lutins en pierre, lors de notre premier affrontement. Que          de temps perdu pour moi ! Adieu, donc, mes vassaux. Vous n’êtes que          les premières victimes d’une longue série ! »
Sur ce dernier sarcasme il se drapa dans sa cape et partit d’un pas          majestueux vers les cités des hommes. Mais tout conte a une morale, et          celui ci ne fait pas exception : un sort pétrifiant les lutin fait bien          rire les chats. Tandis que le nouveau maître du monde se hâtait d’un          pas rapide, oublieux du ridicule félin, le jeune chat tournait vers son          dos des yeux de chasseur. Il se ramassa sur lui-même, remua nerveusement          la queue et bondit. 
La morale, donc : celui qui a trop peur du danger va de Charybde en Scylla          pour l’éviter, mais à ignorer la peur il en court un très grand.          Soyons donc comme ce chat, courageux mais prudent.

FIN

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