BLANC

Écrit par Eddy van leffe.

BLANC.

Blanc comme une lumière aveuglante d’un phare
Blanc comme le sable pur des déserts berbères.
Estelle marchait pieds nus sur ce sable. Elle souriait à l’homme en face d’elle. Celui-ci la devançait toujours par sa démarche altière. Ses dents d’une blancheur éclatantes que seules ont ces stars hollywoodiennes, lui envoyaient constamment un sourire d’encouragement. Elle le suivait lentement, pourtant elle s’accrochait et faisait un effort pour maintenir l’allure.
L’acteur lui tendit la main, mais elle la refusa. Toute sa vie, elle avait refusé l’aide des autres. Elle avait vécu jusqu’ici une vie certes démunie mais droite et fière. Alors elle lui renvoya son sourire et endura comme d’habitude son sort en silence. Après tout, on était dans un film non?
La lumière s’engouffrait partout et Estelle n’était même plus sûre de posséder une ombre.
-N’ai pas peur, lui dit l’acteur. Le monde n’est pas si effrayant que cela!
Les moustaches charmeuses de ce dernier lui surlignaient le sourire. Et Estelle marchait encore.
Elle avait toujours redouté quelque chose de la vie, un peu comme si elle était un animal fabuleux et malfaisant. Sa vie avait été parsemée de gorgones et de pères fouettards. D’ailleurs, Estelle ne savait plus quand elle avait commencé à avoir peur. Etait-ce à l’école? Ou à la naissance? Tout cela remontait à trop loin pour que quelconque même Freud puisse s’y intéresser. Toutes à son parcours ardu dans un désert inconnu, elle voulait suivre cet acteur gominé comme dans les années cinquante, mais elle se souvenait quand même d’une cicatrice.
Elle n’avait pas connu la guerre, mais celle ci avait laissé des traces plus horribles dans le cœur de ses parents que celles qu’on aime voir sur les murs des églises bombardées pour y croire qu’on aurait pu y être. Petite, chaque fois qu’on frappait à la porte le silence s’abattait comme un couperet dans le doux foyer en reconstruction. Elle et ses sœurs regardaient ses parents échanger la peur de leurs regards. L’attente semblait se dérouler comme de la soie. D’autres coups résonnaient à la chambranle mais personne n’osait bouger de peur d’inviter le danger à manger à la maison. Ses parents revoyaient sans doute le soldat de la Kommandantur. Ses sœurs comme elle, avaient pris l’habitude de l’inquiétude sans trop savoir pourquoi. Enfin l’inconnu s’annonçait et la vie reprenait comme une cassette que l’on avait mise sur pause. Mais parfois, dans son lit Estelle se demandait quelle abomination derrière une porte pouvait terroriser à ce point.
Pour s’harmoniser avec ses pensées, une porte était apparue en plein milieu du désert. Clark Gable s’y tenait impeccable, emmenant Estelle avec lui. Galvanisée par cet homme de si belle prestance même en lieu si inhospitalier, elle marchait de plus belle dans ce sable mou et léger qui semblait s’envoler de dessous ses pieds. Auprès d’un partenaire pareil, toutes les femmes même les féministes veulent être Grâce Kelly voire Ava Gardner s’il le faut. Estelle était à présent une aventurière et elle n’aurait plus peur d’une vulgaire porte.
La pluie cinglait la rue grise de l’autre coté de ce décor. C’était un autre film qui se jouait, mais celui ci était familier et beaucoup moins plaisant. Les acteurs étaient des gamins et des gamines qui couraient le long des ces deux trottoirs parallèles et sans fin. C’était bruyant et brouillé par la pluie. Estelle voyait mal mais distinguait quand même cette gosse en vêtements d’été qui grelottait sous le vernis de l’amusement naturel de cet âge. Elle devinait que la petite ne savait pas où elle mangerait le soir mais qu’elle savait déjà ce qu’elle mangerait: des patates. Des patates ce soir là, le lendemain, la semaine, le mois, l’année à venir et encore bien d’avantage. A cette époque les gens étaient comme leur décor: monochrome. Leur avenir sans couleurs. Le sien? A quoi bon y penser ! Elle se retourna vers la star américaine et lui fit comprendre qu’elle connaissait déjà le film et que la fin ne l’intéressait plus. Clark referma la porte, le « sourire people » toujours présent.
– Ces années étaient dures pour tous.
A cette réflexion, Estelle se sentit pour une fois concernée par le terme « tous ». Mais encore tous ces souvenirs n’avaient plus rien de douloureux. Plus rien de dangereux. Ils s’effaçaient doucement avec la brise légère que balayait ses cheveux. Elle réfléchit un instant. Pourquoi avait-elle si peu de couleurs dans son passé ? Elle savait que les rêves étaient réputés pour être noirs et blancs, mais les souvenirs… plus ils étaient anciens, plus ils étaient ternes. A croire que la couleur était venue dans sa vie en même temps que la télévision. Elle avait toujours chéri cet objet. Cette lucarne lui donnait de beaux rêves colorés sans qu’elle ait besoin de génie ou de drogue pour y parvenir. Et puis c’était moins cher quand même. La télé a toujours été la lumière des gens seuls, le chien parlant qui ne mange pas. La compagnie qui ne nous contrarie jamais. Et puis elle avait fini par être récompensé puisqu’elle suivait cet homme si charmant, si « bon chic, bon genre », qui lui rappelait à la fois Gabin, et Erol Flynn. Elle était passé de l’autre coté de l’écran et pour la première fois de sa vie elle n’avait plus honte d’être-t-elle. La lumière blanche de ce soleil avait tout gommé sur le sable semblable à une feuille à dessin blanche, vierge de tout trait. Pure!
L’adolescence est remplie de bons moments, et Estelle songeait qu’Anne Frank serait sûrement d’accord avec ça. Il y a toujours un garçon qui fait que cela valait le coup d’être vécu. Toujours une passion, un feu qui nous fait avancer à cet âge là. L’espoir!
C’est la perte progressive de l’espoir et de toute sorte de sentiments captivants qui caractérise l’entrée dans cet âge adulte froid et déjà si proche de la mort. Elle repensait soudain à celui qui l’avait jadis fait sourire. Qu’était-il devenu? Le cœur d’Estelle saigna pour la première fois depuis lors comme pour expulser un mal, comme pour guérir. Oui elle avait été heureuse en ce temps là. Puis elle referma égoïstement sa petite boite de pandore pour y conserver encore un peu de cette jeunesse qu’elle ne se souvenait plus vraiment d’avoir eue. Comme si elle l’avait vue à la télé, comme si c’était arrivé à quelqu’un d’autre. Un accent, un regard, une odeur et voilà, cela suffisait.
Aujourd’hui pourtant, elle avait de nouveau cette sensation d’avancer. Bien sûr, c’était dans ce sable en suivant son vaillant mousquetaire hollywoodien, mais elle avançait vers son avenir, se débarrassant un par un de tout ce qui l’encombrait dans sa tête tels de vulgaires oripeaux tombant par la seule force de son avancée.
Une autre porte faisait mine de lui barrer la route mais rien ne pouvait la séparer de son nouveau héros. Alors Estelle la traversa comme du papier. Elle vit un mariage terne et de nouveau sans couleur, presque un mariage blanc. Pour fuir des parents trop autoritaires et somme toute voleurs, pour être enfin libre, pour prouver au monde qu’on peut être comme tout le monde. Un mariage comme tous les autres: sans amour réel. Juste un moment où l’on fait semblant d’être heureux pour ressembler à tout le monde, juste un moyen de se conformer pour se sentir en sécurité parmi ses semblables. Un faux moyen de s’intégrer. Pourtant, si elle avait maintes fois regretté ce « oui » qui l’avait faite prisonnière, elle pensait à présent à toutes ces Eleanor Rigby qui attendaient toutes leurs vies un moment comme celui ci. Après tout, elle n’avait pas été si malheureuse que ça. Rien qui ne valait d’écrire un roman. En fermant les yeux ce jour là ne paraissait plus si amer.
L’homme qui affinait sa moustache devant elle, lui tendit la main pour la reconduire de plus bel sous l’éblouissant soleil du désert. Il la regarda gentiment et lui dit d’une voix douce:
– Vous étiez ravissante ce jour là, une vraie princesse!
– Malheureusement cela n’a pas vraiment duré.
– Bah! Tout le monde divorce de nos jours!
-Vous avez sans doute raison. Mais dites moi vous savez où nous sommes?
– Moi? Hahaha! Je ne sais même pas qui je suis, ni même à quoi je ressemble. Pouvez vous me le dire? Il avait en effet une tête à être passé à la télé, un commissaire célèbre peut-être!!
-Non! Mais je vous aime comme ça, vous me plaisez énormément.
Il rayonna avant de répondre.
-Je sais.
S’en suivit une vie maritale normale: une lune de miel au loin qui fut son unique voyage, des enfants qui n’eurent aucun diplômes, des maîtresses inopportunes. Bref tout gratifier son ego. Elle avait vécu les années de sa vie dans un brouillard constant; à coté des événements, en marge du siècle. Ses propres soucis la contraignant à l’égoïsme.
Un jour une maîtresse emporta le mari. Les enfants se marièrent pour simuler le bonheur à leurs tours. Ils venaient parfois lui rendre visite pour lui donner leurs enfants en gage pendant qu’ils s’accordaient une pause souvent d’une semaine ou deux. Elle avait évidemment quelque fois l’impression qu’on lui déniait certaines choses importantes comme le respect ou l’amour. On lui rendait visite tant qu’elle avait une utilité. On lui souriait, lui offrait même des chocolats-et des bons-mais elle n’aimait pas l’insistance à l’appeler « Grand-mère » ou les adieux en vitesse parce qu’on était pressé de rentrer pour ne plus donner de nouvelles pendant des mois, jusqu’à la prochaine fois où on aurait besoin d’elle. Quand Estelle se sentait aigrie, elle aurait voulu être riche rien que pour déshériter ces ingrats. Elle se ravisait aussitôt parce que l’amour c’est gratuit et qu’elle en avait donné sans compter sans demander quoi que ce fût. Sans recevoir non plus.
Le soir, il lui arrivait des regarder de vieilles photos en noir et blanc et elle pleurait. Mais pourquoi ces larmes? Parce qu’aucune d’entre elles ne symbolisaient de moment réellement heureux, sans conséquences catastrophiques ou blessantes. Elle n’avait pas pris la photo qui aurait pu la réconcilier avec son existence? C’est ce manque qui lui provoquait ces diarrhées lacrymales? Ou est ce parce qu’il n’y avait jamais eu d’instants pareils à immortaliser?
Maintenant il n’était plus question de verser de larmes dans la blancheur immaculée de ce désert. Il n’était plus question de salir, elle faisait attention à ce qu’également ses pas soient invisibles. Elle avançait vers la prochaine porte.
Une porte s’ouvrant sur une rue sombre, la sienne. Elle reconnaissait la façon dont les lampadaires éclairaient les flaques d’eau constamment nourries des pluies incessantes. Avec les années, Estelle avait appris à connaître par cœur son paysage en forme de décor de cinéma pour polar noir. Le carrefour formait la limite de droite et les néons de la boulangerie étaient constamment en panne, ce qui faisait qu’à chaque soir, après le travail, elle avait l’impression de passer à coté d’une ambulance. Quelques mètres plus loin son immeuble semblait sortir du temps. Il était un vestige des immeubles construits après 1962 pour accueillir la nouvelle masse d’immigrés. Un bloc carré avec des fenêtres, une image de solidité, une prison pour personnes qui n’ont rien fait ou pas encore. Sa vie était alors un film sur fond de chanson de Renaud.
A la vue de son quotidien la panique la prit. Elle regarda son idole et lui cria presque:
– C’est fini? Vous me renvoyer chez moi comme ça? Ne me dites pas que c’est la fin!!
Humphrey Bogart la regarda et lui décocha un sourire complice.
– Non ce n’est pas fini, cela dépend de vous.
Après le départ de ses enfants, Estelle s’était renfermée sur elle-même. Elle aurait pu s’intéresser au monde mais celui-ci avait trop changé. Il était devenu dangereux, le moindre coin de rue recelait plus de risques que la jungle de Tarzan. Les gens s’étaient adaptés à l’obscurité comme à l’air du temps. Ils sortaient des ombres laissées par les néons pour mieux s’abattre sur les faibles, les vieux, les malades les femmes. Les dangers revêtaient souvent des formes étrangères, ce qui était incompréhensible pour quelqu’un nourri dès le plus jeune âge au fanatisme gaulliste et républicain. Elle avait cru vivre dans un pays libre et sécurisé mais pendant qu’elle n’avait pas vécu, d’autres générations avaient pris possession des rues, des générations qui méprisaient dans leur ignorance tout ce qu’une femme comme Estelle pouvait représenter. Ce que la télé appelle pudiquement les « jeunes » était un phénomène bizarre qui préférait se nourrir de ses semblables, des gens qui partagent les même H.L.M.s et les même conditions de vie que de se rebeller réellement contre des puissants de toutes façons acquis d’avance. Ces « jeunes » étaient cannibales, ce qui était aberrant pour elle. Estelle n’était pas vraiment raciste mais elle se sentait vieille et elle avait peur. Elle était fatiguée également. Elle en avait marre de cette peur qui lui faisait comme un cancer de l’estomac depuis des années. Tout était dangereux de nos jours. Traverser la rue était presque un acte courageux.
Estelle avait traversé la rue ce matin là. La lumière du phare de la voiture en face était aveuglante. Tout fut blanc.
-Je suis morte n’est- ce pas? Annonça-t-elle.
– Oui!
L’homme en face d’elle n’avait cessé de sourire et il était plus séduisant que jamais. Estelle respira un grand coup cet air chaud et garda avec elle le sourire d’un autre jeune homme connu il y a des années, peut-être le reverrait-elle? Puis elle pensa à la musique d’ »Autant en emporte le vent » elle sourit en fermant les yeux.
– Dieu existe-t-il vraiment?
L’homme de Rio partit d’un grand éclat de rire avant de répondre:
-Non!
Alors rassurée, elle referma la porte sans remords.

FIN

A ces femmes merveilleuses du baby-boom

 

Eddy Van Leffe.

Retour

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *