La BD est la fin de tout

 

De quoi naît l’art ? De la tension des contraires.

L’expression de l’esprit est la pensée, l’expression du corps est le mouvement. L’esprit ne sait pas produire plus que la pensée, le corps ne sait s’exprimer que par le mouvement. L’esprit ne sait pas percevoir le monde, le corps ne sait pas l’interpréter.

Mais, alors que le corps ne désire rien que ce vers quoi sa nature l’incline, la pensée s’agite, furieuse et ivre de désirs à la vue du monde que le corps lui fait voir. Le monde vers lequel le corps incite et irrite la pensée. J’ai soif, j’ai faim, j’ai sommeil, lui fait savoir le corps. J’ai soif, j’ai faim, j’ai sommeil, pense l’esprit.

Devenue désir d’agir sur le monde, la pensée n’est-elle pas alors limitée au corps comme seul moyen de perception et d’expression pour l’esprit? Je m’interroge.

La danse n’est ni l’expression du pur esprit, ni l’expression du seul corps. La danse est la synergie de ces deux forces. La tension entre le corps et l’esprit a pour résultat cette naissance inattendue, comme deux rochers produisent par frottement le feu qu’aucun d’eux ne renferment.

Mais l’esprit humain est une force puissante, qui ne saurait se satisfaire de ne voir du monde que ce que le corps lui laisse voir, et de ne dire au monde que ce que le corps lui permets de montrer.

C’est ainsi que le plus étrange des couples produit d’encore plus étranges bébés.

Le dessin est l’un d’eux, le langage en est un autre. Ce que les mots peinent à faire ressentir, le dessin le laisse voir. Ce que le dessin peine à faire comprendre, les mots l’expriment avec précision.

A la limite de ces deux là, on trouve entre autre la poésie. Le langage peut se faire imagé pour que l’auditeur ressente au-delà des faits que les mots expriment. La vue des cerisiers est plus belle partagée.

Si ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, le langage peut se satisfaire d’approximation pour approcher d’une vérité qu’il ne peut saisir. Aussi le langage se fait-il mythe et dépasse-t-il la pensée, quitte à l’induire en erreur.

Le dessin peut-il à son tour se faire langage ? Il le peut tout d’abord et principalement par l’écrit. Les lettres ne sont en effet que des images. L’esprit humain est ainsi fait qu’il oublie l’image pour lui attribuer le sens que la convention lui donne : c’est là ce qu’on appelle la lecture. Je considère pour l’instant que la langue couchée par écrit n’est plus du dessin, car la convention et elle seule lui donne un sens.

Il le peut ensuite par sa symbolique. Ces siècles que nous lèguent nos ascendants, font que les éléments du dessin sont chargés de sens cachés, connus ou non du spectateur. A tel point que la croix seule suffit pour représenter la Passion ou un bonhomme vert à indiquer que l’on peut traverser. On s’approche ici d’une forme de langage différente des mots usuels, proche des pictogrammes et idéogrammes.

Il est heureusement une symbolique moins dépendante de nos connaissances, qui tente de franchir cette barrière inévitable entre l’exprimé du dessinateur et le ressenti du spectateur. Un homme qui lutte sans arme contre un lion est une image dont on dira qu’elle parle par elle-même.

On comprend alors que le dessin comme le langage peuvent transmettre à la pensée quelque chose qu’elle ne saisirait autrement que par un autre de ses moyens de perception. Un dessin peut parler de la chaleur, alors que les yeux ne la captent pas. Un texte peut parler du tonnerre, sans que les oreilles l’entendent.

Comme tu vois, il y a une frontière floue entre le langage et le dessin, chacun tendant vers l’autre jusqu’à se transformer. N’y a-t-il rien qui puisse naître du frottement permanent de ces deux là?

La BD.

La BD hérite du meilleur des deux parents. Au texte, elle emprunte la précision des mots. Au dessin, elle emprunte la force d’évocation de l’image. Héritière de deux expressions majeures de l’humain, parvient-elle à les réconcilier ? La frontière entre les deux, elle la maintient pourtant en apparence.

La goutte de sueur géante perlant au front d’un personnage est à la limite du langage et de l’image, de même qu’un petit cœur au dessus d’un personnage amoureux. De même un texte pourra recevoir un traitement graphique particulier, pour exprimer plus que les seuls mots. Par exemple, des stalagmites suspendues à une phrase pour indiquer que le ton est glacial.

Le dessin se fond ici au langage, sous la forme d’idéogramme. Cependant, il ne va pas plus loin que dans d’autres médiums. Le bonhomme vert que tu vois au feu rouge n’est en rien différent.

 

Je ne peux cependant me résoudre à dire que la BD échoue. La bonne BD va de l’image au texte d’un pas léger, et papillonne de l’un à l’autre non pas chaotiquement mais pour tirer de chacun ce qui manque à l’autre. Elle ne déçoit pas ses parents quand elle se fait danse.

L’esprit et le corps ; le langage et le dessin ; la BD ; et ensuite ? Quel est l’homme qui saura finir ce rébus, est-il seulement là, et quelle tension contraire saura le faire naître?

La BD est une des énigmes que ce siècle doit relever, un moyen de s’élever au dessus des limites conventionnelles de nos moyens d’expression. Quel homme, sachant parler, ne parlerai jamais ? Quel homme, sachant dessiner, ne dessinerai jamais ?

 

Aussi ne saurai-je faire moins que d’explorer les possibilités de la BD.

Tu as vu le monde par tes yeux, tu l’as goûté par ta bouche, touché de ta main. Tu lui as parlé en retour, de mille façons différentes.

Laisse-moi maintenant te prêter mes yeux pour te faire voir des couleurs et des mots qui enfantent un nouveau reflet du monde. Mon esprit chante son amour du monde et ma main danse en rythme.

La BD est la fin de tout

 

 


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